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ÉTATS-UNIS LA FACE CACHÉE DE LA CROISSANCE (1). Premier volet de notre enquête à Seattle, capitale de l’aéronautique et terre d’élection de Boeing. Quelques semaines après le sommet de l’OMC, la ville était secouée par un conflit retentissant. À l’arrivée, ingénieurs et techniciens concluaient leur première grève victorieuse face au géant aéronautique. Aujourd’hui, le malaise et le contentieux restent omniprésents dans l’entreprise. Reportage. De notre envoyé spécial à Seattle. Quelques semaines après la réunion mouvementée de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’automne dernier, Seattle allait être ébranlée par un autre grand mouvement de contestation. Un peu comme si la capitale de l’État de Washington, là-bas tout près de la frontière canadienne au nord-ouest des États-Unis, tenait à cultiver le paradoxe d’une réputation rebelle dans une région considérée comme l’une des plus riches d’un pays lui-même en plein boom économique. Comme pour accentuer encore le paradoxe, c’étaient cette fois les ingénieurs et les techniciens de Boeing, l’un des fleurons de l’industrie nationale, qui défrayaient la chronique outre-Atlantique en se croisant les bras. Après six semaines d’une grève inédite entre le 9 février et le 20 mars dernier, le mouvement, très largement suivi, obligeait la direction de la firme à remiser au placard ses projets d’austérité salariale et de coupes dans les dépenses sociales. Un programme présenté pourtant quelques semaines plus tôt par Phil Condit, le chef exécutif du board (conseil de direction), comme " incontournable " pour assurer le niveau de rentabilité requis par les actionnaires du groupe. La grève reste omniprésente au siège du syndicat des ingénieurs et des techniciens de Boeing, le SPEEA (1), installé dans un coquet bâtiment de deux étages niché dans la verdure, sur lequel flotte la bannière étoilée comme c’est la tradition pour tous les édifices syndicaux aux États-Unis. C’est un peu comme si le mouvement ne s’était pas vraiment arrêté. Des casquettes à longues visières et des tee-shirts aux sigles du syndicat sont encore en vente dans l’entrée à côté d’un gros baril qui servait à matérialiser une ligne de piquet de grève. Des milliers de signatures inscrites au feutre couvrent le métal. Avec cette explication de vote : " Nous les signataires entendons faire corps pour notre avenir et celui de nos familles. Nous entendons être traités avec dignité et respect. Nous revendiquons un partage juste des profits que nous avons contribué à créer. À cette fin, nous nous tiendrons unis dans la solidarité avec nos frères et sours. Et unis, nous l’emporterons. " Charles Bofferding, le secrétaire exécutif du syndicat, un grand gaillard chaleureux à la carrure imposante, explique d’abord combien il a été lui-même surprit par l’ampleur du mouvement. " Quand il est devenu clair que la direction tenait à passer en force en refusant d’augmenter les salaires et en mettant 10 % des charges du système d’assurance maladie - jusqu’ici entièrement pris à son compte par la compagnie -, sur le dos des ingénieurs et des techniciens, le syndicat a décidé de passer à l’action. " Nous marchions sur des oufs. Car nous ne savions pas comment les gens allaient réagir. " Le SPEEA marqué lui-même par des années de " culture maison " fondée sur la recherche du consensus avec la direction, s’est rallié depuis seulement quelques semaines à l’AFL-CIO, la grande fédération syndicale américaine. " Ce qui trahissait déjà un profond changement d’attitude ", explique un représentant de Seattle de la centrale. Le SPEEA se lançait dans une expérience inédite aux États-Unis : un conflit dur chez les cols blancs. " Nous avons mis la grève aux voix. Nous attendions un score très serré. Et à notre grande surprise plus de 70 % des gens se sont prononcés pour. " Autre surprise : l’élan de solidarité dans un milieu réputé individualiste dont les rémunérations figurent parmi les meilleures de la place américaine. " Je me suis aperçu, dit un ingénieur de l’usine d’Everett au nord de Seattle, que je ne connaissais pas le sens de ce terme. C’est probablement la chose la plus précieuse que j’ai découverte dans ce mouvement. " Les machinistes qui, quelques mois auparavant, avaient obtenu un accord salarial plus avantageux, valable pour trois ans, étaient obligés de franchir les piquets de grève en vertu de la législation du travail US. Ils n’en manifestaient pas moins leur sympathie et leur soutien sonnant et trébuchant aux grévistes. " À chaque fois passait devant eux, on les encourageait, on les applaudissait, se souvient John Simpson, un mécano de l’usine de Kent. " Et l’ouvrier à l’embonpoint impressionnant de conclure en riant : " On leur apportait de la nourriture. Ma femme a passé son temps à leur faire des tartes. " Cette surprenante capacité de mobilisation était en fait à la mesure d’un malaise qui n’avait cessé de croître ces dernières années parmi le personnel de l’entreprise. Stan Sorscher, un physicien de l’usine de Renton, spécialisé dans le test et le contrôle des processus de fabrication, met les points sur les i. " Il ne faut pas s’y tromper, dit-il, la grève fut d’abord un vote de défiance à l’égard de la direction. " Les problèmes se sont aiguisés en 1997, au moment du rachat de McDonnell Douglas par Boeing. " Même si, précise-t-il, les choses ont commencé à se dégrader avant cette date. Ce moment a constitué comme un tournant pour les gens. " Deux conceptions, deux logiques sont aux prises : l’une, celle des ingénieurs, est scientifique et technique. Elle fonde la prospérité du groupe sur une certaine expérience industrielle pour revendiquer la promotion de la compétitivité de l’entreprise par l’affectation d’une plus grande part des profits à l’éducation, à la formation, à l’innovation, à la créativité. L’autre, celle du board, est de plus en plus obsédé par le seul rendement des actions. La firme aéronautique est en cela le reflet d’une évolution globale dans la gestion des entreprises américaines ces dernières années. La flambée de Wall Street s’est réalisée largement au détriment des salariés dont le statut s’est globalement précarisé. Aujourd’hui le contentieux entre la direction de la firme et ses cadres est loin d’être levé. " Pour moi, explique le bouillant Stan Sorscher, comme pour beaucoup d’autres, le but de la grève était d’obliger la direction à revoir sa stratégie. Les augmentations de salaire et le maintien de notre couverture santé constituent bien sûr une première victoire. Mais comme ils sont loin d’avoir renoncé à leurs choix initiaux, il nous faut maintenir la pression. " D’autres n’hésitent pas à employer des métaphores militaires : " Nous avons gagné une bataille. Nous n’avons pas encore gagné la guerre ", explique le syndicaliste Dan Hartley. Sous la pression des contraintes financières, la direction de Boeing cherche à réduire l’activité de la firme à l’assemblage final des avions. À l’instar de ce qu’ont fait les firmes automobiles, il y a quelques années, elle entend sous-traiter toujours davantage d’activités aux USA ou sur le marché mondialisé. Au-dessous d’un certain niveau de rentabilité des secteurs de l’entreprise ont été filialisés pour être vendus. " La mécanique est simple, explose le physicien. En réduisant vos dépenses pour les investissements, pour vos salariés, vous augmentez le rendement des titres. Mais l’entreprise, à terme, est en danger. " Cette conscience aiguë de la nocivité des choix de la direction est au cour du formidable désarroi des personnels. Stan Sorscher ajoute en insistant sur chacune des syllabes : " Nous sommes désenchantés, découragés, inquiets. " Ce climat a conduit bon nombre de salariés qualifiés à quitter l’entreprise. Ce qui rajoute encore naturellement à l’inquiétude de ceux qui restent. Dans les trois derniers mois, 4 % des ingénieurs et des techniciens sont partis. Dans l’usine d’Everett au nord de Seattle qui emploie quelque 10 000 salariés dans la fabrication d’avions de transport civil (Boeing 727, 757 et 777), Craig Buckham, ingénieur informaticien, spécialiste du software de la cabine de pilotage et des instruments de contrôle en vol, déplore le départ de quatre collègues dans son seul service en l’espace de quelques semaines. " L’écourement vis-à-vis de la stratégie de la direction de Boeing n’est pas le seul responsable, dit-il. Chez ces ingénieurs électroniciens la tentation d’une reconversion chez Microsoft qui est implanté également à Seattle ou dans une de ces start-up qui ont fleuri dans la région avec le boom de la Net économie est particulièrement tentante. " Qu’on ne s’y trompe pas cependant, si le climat au sein de l’entreprise est particulièrement délétère, il ne se traduit pas, pour l’instant, par une sorte de démotivation générale. Tout au contraire puisque la mobilisation des salariés de Boeing est finalement reliée à leur profond attachement à l’entreprise. D’ailleurs, depuis la reprise du travail en mars, si l’on en croit l’un des porte-parole de la direction, les retards accumulés à cause de la grève ont été surmontés. " Nous avons mis les bouchées doubles ", confirme Charles Bofferding. L’aspect de dignité bafouée de gens, jadis choyés par la direction et aujourd’hui ravalés au rang de coûts de production, a constitué sans doute un rôle décisif dans le déclenchement du conflit. À force de vouloir imposer une ligne financière très éloignée des préoccupations et des intérêts des salariés le board a ébranlé ce fort consensus interne qui caractérisait cet " esprit Boeing " qu’évoquent certains ingénieurs avec un brin de nostalgie. La mentalité a totalement changé dans l’entreprise depuis la grève. Stan Sorscher explique qu’un nouveau climat s’est instauré rempli de davantage de tensions, de combativité, d’agressivité. Et aussi, précise-t-il, de " moins d’aliénation. Comme dans des milliers d’autres entreprises chaque semaine la direction s’adresse aux salariés à travers une publication interne. C’est le mot de Phil Condit ", explique le physicien. " Cela fait des années que ça dure. C’est creux, stupide. On appelle ça de la communication d’entreprise. Avant les gens n’y prêtaient pas attention. Maintenant j’ai remarqué combien ils relèvent des choses, commentent, s’énervent. Nous avons perdu patience et confiance. Plus personne ne croît que Condit, Stenecopher, Sears et consorts (ceux qui verrouillent les décisions et ont la haute main sur le capital du groupe, NDLR) sont de vrais stratèges industriels. " Bruno Odent (1) Society of professional engineering employees in aerospace (société des professionnels de l’engineering dans l’aérospatiale). |
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Page imprimée sur http://www.humanite.fr |
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