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Justice ou
réconciliation ? TOGO - 2 octobre 2005- par
CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE
L’ONU
estime que les violences survenues lors de la présidentielle
du 24 avril dernier ont causé la mort d’au moins
400 personnes. Et demande que les coupables soient sanctionnés.
François Esso Boko avait raison ! Deux jours
avant l'élection présidentielle du 24 avril 2005,
il avait démissionné de ses fonctions de ministre
de l'Intérieur en disant : « Si on ne reporte pas
le scrutin, ce sera un bain de sang. » À l'époque,
la ministre nigérienne des Affaires étrangères
Aïchatou Mindaoudou avait qualifié d'«
irresponsable » le geste du ministre démissionnaire.
Il n'est pas sûr qu'elle répéterait la même
chose aujourd'hui...
De fait, le
rapport final du haut-commissaire des Nations unies aux droits
de l'homme sur « les violences et les allégations
de violations des droits de l'homme survenues au Togo avant,
pendant et après l'élection présidentielle
du 24 avril 2005 » est pour le moins sévère.
Ces violences ont fait « entre 400 et 500 morts et des
milliers de blessés », affirme le document de 47
pages publié le 26 septembre dernier. Sans compter les
disparus. Dans un pays de 5 millions d'habitants, cela signifie
qu'une grande proportion de familles ont été
touchées dans leur chair. Les blessures seront longues à
cicatriser.
C'est le 26
avril, jour de la proclamation des résultats provisoires
annonçant la victoire de Faure Gnassingbé, que la
répression a véritablement démarré.
Face aux manifestants de l'opposition, l'armée, la police
et la gendarmerie ont fait « un usage excessif et
disproportionné des armes », affirme le rapport
signé par le haut-commissaire, la Canadienne Louise
Arbour. « La gendarmerie un peu moins que les autres »,
précise le Sénégalais Doudou Diène,
l'envoyé spécial de l'ONU qui a enquêté
sur place en juin dernier et a rédigé le rapport.
« La responsabilité principale de la violence
politique et des violations des droits de l'homme incombe à
l'ensemble de l'appareil répressif et sécuritaire
de l'État », peut-on lire dans le document.
L'opposition
n'est pas épargnée non plus. Les auteurs du
rapport lui reprochent « d'avoir lâché dans
la rue ses militants », sans stratégie et sans
encadrement. « Ces actes désorganisés ont
coûté cher en perte de vies humaines. »
Mais ce qui
frappe le plus à la lecture de ce document, c'est la mise
en évidence « d'une réelle stratégie
de répression du pouvoir ». Le haut-commissaire
dénonce « des tueries, rafles, actes de torture
atroces et aveugles commis à grande échelle ».
Preuve de la préméditation : « des groupes
de soldats se sont déguisés en civil pour prêter
main-forte aux militants du parti au pouvoir RPT [Rassemblement
du peuple togolais] », précise Doudou Diène.
En conséquence,
le haut-commissaire Louise Arbour réclame justice.
L'ancien juge de la Cour suprême canadienne exhorte le
gouvernement togolais à ouvrir une enquête
indépendante sur ces violences et à sanctionner
leurs auteurs sur la base de ses conclusions. « Les
principaux responsables doivent être identifiés de
manière plus précise et doivent rendre compte à
la justice », ajoute Doudou Diène.
La justice
passera-t-elle ? À Lomé, beaucoup en doutent.
D'abord parce que les autorités togolaises s'y opposent.
Du moins pour l'instant. « Si on fait un procès,
adieu la réconciliation », lâche un membre du
gouvernement. « De toute façon, au vu du rapport,
les chefs de l'opposition risquent de comparaître eux
aussi. Au Togo, il n'y a pas les méchants d'un côté
et les gentils de l'autre. »
Les Togolais
savent tous qu'une action en justice menacerait inévitablement
les proches du chef de l'État. Au moment des faits, le
colonel Béréna était - et est toujours -
chef d'état-major de l'armée de terre. Originaire
du même village que l'ancien président Gnassingbé
Eyadéma, il est pressenti aujourd'hui au poste de chef
d'état-major général des armées. Le
commandant Katanga commandait - et commande toujours - la Force
d'intervention rapide (FIR). Il est kabyé, lui aussi, et
marié à une soeur de l'actuel président.
Pour le ministre de la Défense Kpatcha Gnassingbé,
lui-même frère du président, la mise en
cause de tels officiers supérieurs serait inacceptable.
Bref, comme dit un observateur togolais, « le régime
ne peut pas scier la branche sur laquelle il est assis ».
Dans
l'opposition, certains veulent pourtant croire à un
procès. « Il faut que l'ONU nous envoie une mission
judiciaire avec policiers, enquêteurs et juges
d'instruction pour aider nos magistrats », disent
certains. « De toute façon, même si Faure
Gnassingbé le voulait, il ne pourrait pas laisser la
justice travailler. Politiquement, il n'est pas assez fort face
à certains de ses proches », assurent les autres.
De son côté, l'UFC (Union des forces du changement)
de Gilchrist Olympio est sans illusion. « Avant de penser
à un procès, il faudrait déjà que
les prisonniers soient libérés, que les 25 000
personnes réfugiées au Bénin et au Ghana
puissent rentrer sans danger, et que l'armée commence à
être détribalisée », dit l'un de ses
cadres.
Pour les
partisans de la justice, il reste un recours : la communauté
internationale. Mais, dans la sous-région, c'est le
silence qui prévaut. « Deux jours après la
sortie du rapport, j'ai appelé Mohamed Ibn Chambas, le
secrétaire exécutif de la Cedeao [Communauté
économique des États d'Afrique de l'Ouest], pour
savoir ce qu'il en pensait. Il m'a répondu qu'il ne
l'avait pas encore lu », confie un membre de l'opposition
togolaise. En réalité, la plupart des pays de la
sous-région s'accommodent fort bien du régime
togolais actuel. Dès le 26 avril, le président
nigérian Olusegun Obasanjo a validé les résultats
provisoires de l'élection présidentielle. «
Nous ne comprenons pas pourquoi il nous a lâchés »,
dit un cadre de l'opposition. « Deux semaines plus tôt,
il nous soutenait. Peut-être s'est-il aligné sur la
position française dans l'espoir que Jacques Chirac
l'aiderait à obtenir un siège au Conseil de
sécurité et accepterait d'annuler une partie de
ses 37 milliards de dollars de dette. Mauvais calcul ! »
La France,
justement, fait profil bas. Officiellement, « elle va
étudier le rapport de l'ONU et examinera les suites qu'il
appelle avec les autorités togolaises et en liaison avec
ses partenaires de la communauté internationale ».
Mais, à Paris, l'un des responsables du dossier considère
que les événements d'avril dernier sont « un
accident de l'histoire ». Ce qui compte, c'est la
réconciliation. « S'il y avait procès, et si
toute la hiérarchie militaire était jetée
en prison, Faure Gnassingbé pourrait être
déstabilisé. Il faut l'aider à s'affranchir
de son entourage. » La France met donc l'accent sur un
règlement politique fondé sur le dialogue national
et des législatives anticipées.
Le rapport de
Louise Arbour et de Doudou Diène va-t-il tomber dans les
oubliettes ? Comme celui d'Amnesty International après la
présidentielle de 1998 ? Ou celui de la FIDH après
le scrutin présidentiel de 2003 ? Visiblement, c'est le
souhait du régime de Lomé et de ses alliés.
Mais cette fois-ci, il s'agit d'un rapport de l'ONU. Comme dit
Doudou Diène, « c'est aux Nations unies de décider
si oui ou non il y aura une action en justice ». Or, pour
le haut-commissaire Louise Arbour, la lutte contre l'impunité
est une nécessité et une urgence au Togo. Il y a
dans ce pays « la prégnance d'une culture de
violence fondée, après plus de trente ans de
régime non démocratique, sur le credo du recours à
la violence comme méthode privilégiée de
conservation ou de conquête du pouvoir et l'érosion
consécutive du sentiment démocratique ».
Fort de ce
document des Nations unies, des victimes togolaises peuvent
aussi tenter de saisir des tribunaux d'Europe ou d'ailleurs au
nom du principe de la compétence universelle. Comme les
parents des disparus congolais du Beach de Brazzaville en 1999.
La menace
commence à être prise au sérieux par
certains. En juin dernier, le commandant de la Force
d'intervention rapide togolaise, le commandant Katanga, devait
se rendre à Paris pour y suivre les cours de l'École
de guerre pendant une année. Quelques jours avant son
départ, sa mission a été annulée.
Par Paris ou par Lomé ? Sans doute les deux, afin
d'éviter une nouvelle affaire Ely Ould Dah, du nom de cet
officier mauritanien qui fut poursuivi en 1999 par la justice
française à l'occasion d'un stage près de
Montpellier. Après la publication de ce rapport, certains
chefs de l'appareil sécuritaire togolais risquent de ne
plus voyager tranquilles.
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