L'Express du 08/08/2005
Equateur
Jivaro contre petroleros

par Luc Lamprière

Au cœur de la forêt équatoriale, les Indiens du territoire achuar livrent une lutte farouche aux puissants groupes pétroliers attirés par l'or noir. Un combat à la David contre Goliath, dans ce pays d'Amérique latine miné par la corruption

Frêle gardien de ses terres, trônant sur sa chaise de plastique, tee-shirt rouge avec son prénom en lettres noires, jean blanc et tennis bleues, Alberto Jimpiki n'a pas, malgré sa couronne de plumes de toucan, l'allure d'un guerrier victorieux. Mais qu'on ne parle pas au vieux chef traditionnel du village achuar, au cœur de la jungle équatorienne, des petroleros! «S'ils touchent à la forêt, nous sommes prêts à donner notre sang pour elle», affirme-t-il, saisissant sa lance de bois et tremblant soudain d'émotion.


Pumpuentsa, au sud d'une concession pétrolière accessible, sinon par avion, au terme de plusieurs jours de marche et de canoë, est un village d'irréductibles. Une petite clairière au milieu d'une dense forêt où vivent une quarantaine de familles dans leurs huttes de palmes. Les hommes chassent les oiseaux à la sarbacane et pêchent le poisson-chat. Les femmes cultivent le yucca et préparent la chicha, l'alcool de manioc… Interdit de facto aux compagnies pétrolières depuis l'adoption en 1997 d'une résolution conjointe avec les Shuar, l'autre peuple jivaro de cette région de l'Equateur, le territoire achuar (70 kilomètres carrés pour 3 000 personnes environ, sur la frontière avec le Pérou) est un lieu coloré, moite et bruyant de milliers d'animaux, tel qu'on imagine l'Amazonie. Ici, la journée commence toujours à 3 h 30 du matin par le partage communautaire des rêves de la nuit et la consommation du thé wayusa, un vomitif rituel.



Etonnante victoire, donc, que celle de ces anciens peuples de la forêt contre des entreprises auxquelles le gouvernement équatorien a, depuis une dizaine d'années, accordé des droits considérables en raison de la richesse supposée du sous-sol. Voilà trente-cinq ans que le pétrole coule ici des tréfonds de l'Amazonie, mais on serait bien en peine de voir ce qu'il a apporté à sa population. Les élites, pétrole aidant, ont fait de l'Equateur le champion de la corruption en Amérique latine. La dette extérieure a explosé et la misère s'est aggravée. Cette incapacité d'un pouvoir corrompu à gérer ce petit Etat pétrolier fournit l'arrière-plan des manifestations qui ont ébranlé récemment Quito et forcé Lucio Gutierrez à la démission. Quatrième président équatorien renversé par la rue en moins de huit ans, cet ancien militaire, porté au pouvoir par un mouvement de révolte de la population indienne (environ 40% des Equatoriens), avait très vite lâché ses alliés de l'Amazone en annonçant pour le pays un second boom pétrolier grâce à de nouveaux forages sur leurs terres.


Premiers venus, en 1997, sur la terre d'Achuar, les négociateurs de la compagnie américaine Arco ont vite compris qu'ils étaient indésirables. Les deux émissaires arrivés par la rivière s'étaient retrouvés ligotés au milieu d'une piste d'aviation, un millier d'Indiens armés de lances et de quelques fusils de chasse faisant cercle autour d'eux, bloquant l'accès. L'équipe suivante n'a même pas pu atterrir!


Les Indiens sont loin d'être naïfs

Associé au groupe français Perenco, l'américain Burlington Resources, qui a succédé à Arco, a essayé de s'y prendre différemment en embauchant, notamment, comme «chargés de relations communautaires», des villageois shuar - payés 350 dollars par mois. Sans plus de succès. Non seulement ces hommes ont été mis à l'écart, mais la méthode a été jugée contraire à l'esprit de la Constitution de l'Equateur qui, depuis peu, protège le droit à consultation des communautés indigènes sur les projets qui affectent leur territoire. Contraint de battre en retraite, Burlington parle ici d'une situation de «force majeure».


Ici, les Indiens de l'Amazonie sont loin d'être isolés et naïfs. A Puyo, la dernière ville avant la forêt, une réunion des leaders des fédérations indiennes de la zone avec des représentants d'actionnaires américains de compagnies pétrolières est sans cesse interrompue par la sonnerie des téléphones cellulaires de leurs hôtes. Quant aux pétroliers qui choisiraient d'entrer en force, ils seraient vite repérés par des caméras numériques disposées à travers la forêt par des associations écologistes comme Amazon Watch, un groupe basé à San Francisco.


«On a affaire à un drame du même ordre de grandeur que celui de Tchernobyl»


La réception faite en 2002 par les Indiens Kichua de Sarayaku aux techniciens pétroliers de la compagnie argentine CGC est un modèle du genre. L'épisode fait l'objet d'un documentaire, filmé par les membres de la communauté eux-mêmes, qui circule en DVD aux Etats-Unis! Des images plutôt humiliantes pour l'entreprise qui, après six ans de palabres, avait appelé l'armée pour forcer une entrée. A peine arrivés, les Argentins avaient, eux aussi, dû plier bagage avant de prendre la fuite honteusement, les soldats équatoriens ayant été contraints de remettre leurs armes aux femmes du village, qui les encerclaient.


Qui écouter, qui croire pourtant? Les écologistes américains et européens, qui voient dans la résistance exemplaire des communautés indiennes, qu'ils financent, la défense de l'un des rares îlots de biodiversité de la planète? Ou ceux qui affirment que le développement de ce petit pays étranglé par la dette passe par l'exploitation du sous-sol de ces 130 000 kilomètres carrés de forêt à peine habitée? C'est en tout cas l'intérêt des Etats-Unis, principaux destinataires du brut équatorien. Pour éviter de connaître trop vite le sort de Gutierrez, le nouveau président, Alfredo Palacio, malgré de faibles marges de manœuvre en matière pétrolière, a promis d'utiliser ces ressources afin de financer des programmes sociaux.


Et puis il y a Texaco. «Pais petrolero»: trois syllabes qui, dans les années 1970, résumaient le drame de l'Equateur. Quitter Pumpuentsa pour les villes pétrolières de Nueva Loja ou Coca, au centre de l'ancienne concession Texaco, à une heure d'avion au-dessus de la forêt en direction de la frontière colombienne, c'est réaliser à quel point une seule entreprise peut forger un pays. Jusqu'au point de non-retour. Depuis les premières découvertes de pétrole dans la forêt amazonienne par ses ingénieurs, en 1967, à leur départ, en 1992, Texaco a tout fait. Localisé les gisements - «peut-être les plus riches d'Amérique latine», disait-on - taillé la forêt, bâti les routes et construit les pipelines et les villes, transformant l'ancienne jungle en un Far West latino, une étuve surchauffée pour colosses mercenaires, militaires en treillis et employés en chemise de jean, uniforme des dizaines de sociétés de services pétroliers qui ont ici leurs bases avancées et leurs bars à hôtesses.


Sur la route de la raffinerie de Shushufindi, le maître d'école, Marcos Jimenez, se baigne avec sa ribambelle de gamins dans la rivière coulant sous les tuyaux d'un oléoduc rouillé. Derrière leur maison, un marécage brillant d'un intense noir argenté. En fait, un marécage de cambouis de 87 mètres de longueur sur 35 mètres de largeur, creusé il y a dix-huit ans pour déverser les déchets d'un puits de pétrole voisin ouvert par Texaco.


Si les enfants Jimenez rient des oiseaux «idiots» qui se font encore piéger par le marais mazouté et sont incapables de décoller, leur père lui, évoque gravement la toux du bébé, les maux de ventre et de tête de sa femme et ces fichues taches rouges qu'aucune pommade ne guérit. «Rien qui empêche de vivre», s'empresse-t-il d'ajouter, comme pour s'excuser d'ennuyer le monde avec ses petites maladies.


Le procès intenté en 1993 contre Texaco (appelé ensuite Chevron Texaco, aujourd'hui Chevron) par les 30 000 habitants de la région se poursuit au rythme, lent et incertain, de la justice équatorienne. «C'est une tâche historique, personnelle, émouvante», affirme le juge Efrain Novillo devant le puits de pétrole Shushufindi 67. Sous le chapeau de toile qui lui donne des allures d'archéologue, il n'est pas au bout de ses peines: depuis douze ans que dure la procédure, l'entreprise américaine, en multipliant les recours et les contre-expertises, est parvenue avec succès à jouer la montre. Un combat inégal, car le chiffre d'affaires annuel de l'ex-Texaco pèse trois fois plus que le PNB de l'Equateur!


Heureusement, les plaignants au procès Texaco, réunis au sein du Front de défense de l'Amazonie, ne sont pas seuls dans leur bataille. Les colonos, ces fermiers et bûcherons arrivés dans la foulée des pétroliers pour «coloniser» la zone, se sont alliés aux survivants des deux «nations» indiennes de la région (les Cofane et les Secoya), réduites à quelques centaines de personnes. Et ce sont leurs avocats américains, un cabinet de Philadelphie, Kohn, Swift & Graf, qui avancent l'intégralité des frais de leur dossier depuis le début de la procédure. Une facture qui se chiffre probablement en millions de dollars!


Au grand dam de Chevron, ces juristes spécialistes des actions collectives (class actions) en dommages et intérêts à l'américaine ont transposé en Equateur une stratégie éprouvée. On leur doit déjà un jugement, à Hawaii, accordant 2 milliards de dollars à 10 000 victimes du régime Marcos aux Philippines. Ils mènent également la bataille contre les assureurs suisses au nom des victimes de l'Holocauste. Selon eux, le dossier Texaco relève de la même catégorie: violations des droits humains, dont le respect s'impose aussi aux entreprises et auxquels ni le temps ni les frontières nationales ne s auraient faire obstacle.


«L'attitude de Texaco en Equateur était criminelle. La pollution qu'ils ont provoquée était intentionnelle: arrivés en terrain conquis dans un pays qui n'avait pas encore de législation environnementale, ils se sont cru tout permis», assure l'avocat Steven Donziger, un grand gaillard sorti de Harvard. Si le «coup» tenté contre Texaco par les plaignants équatoriens réussit, les avocats récupéreront largement leur mise.


En attendant, les ravages paraissent gigantesques. Selon les estimations du gouvernement équatorien, en vingt ans, les fuites de brut dans l'Amazonie en provenance du pipeline Texaco et de ses installations équivaudraient à une marée noire de 400 000 barils de pétrole! Les fosses à ciel ouvert comme celle du terrain de la famille Jimenez sont une autre solide pièce à charge du dossier. Ces trous creusés au bulldozer par Texaco afin d'y entreposer les eaux toxiques issues du forage débordaient sans cesse lors des pluies torrentielles. Le poison accumulé s'est répandu sur des dizaines de kilomètres, polluant les eaux d'infiltration et toutes les sources en eau potable de l'ancienne forêt vierge.


Les témoignages des victimes ne cessent de donner des haut-le-cœur. Comme celui d'Umberto Piaguaje, leader des Indiens Secoya. «Quand nous allions voir les responsables de l'entreprise, ils nous assuraient qu'il ne fallait pas nous inquiéter de la nouvelle apparence de l'eau ou de ses reflets colorés. Ils nous disaient: «C'est plein de vitamines, vous pouvez boire sans crainte. C'est bon comme du lait, la preuve ça mousse!» Drôle de lait, assurément. Une étude menée en 1994 par des toxicologues américains a trouvé dans des eaux censées être potables des concentrations de substances nocives à 2 500 fois le niveau admis aux Etats-Unis! Vivre dans cette zone c'est, pour les femmes, s'exposer à des fausses couches. Les probabilités de cancer du larynx, de la voie biliaire, du foie et de la peau? Entre 15 et 30 fois plus que dans les zones situées hors de la concession pétrolière!


Avec leur armée d'avocats et d'experts encadrés par une escouade de gardes de sécurité, les Américains de Chevron ne se laissent pas pour autant abattre. Pour faire taire leurs accusateurs, ils présentent, par exemple, un document signé en 1998 par les autorités équatoriennes qui, cinq ans après le début du procès, les exonérerait de toute responsabilité. Obtenu en échange du traitement d'environ une centaine de fosses, le document avait été signé après versement de 40 millions de dollars à PetroEcuador, une compagnie mal gérée et totalement inefficace dans le domaine environnemental.


Enlisement et business

«Cette somme était notoirement insuffisante», insiste, à Quito, le procureur général José Maria Borja. David Russell, un expert américain en décontamination, cité comme témoin par les plaignants, estime que, si PetroEcuador avait vraiment voulu nettoyer, c'est entre 1 et 5 milliards de dollars qu'il lui aurait fallu! «On a affaire, dit-il, à un drame du même ordre de grandeur que celui de Tchernobyl! Si l'on ne fait rien, on continuera, après des années, d'exposer la population à des risques de maladies chroniques!» Réponse de Chevron: «Il n'existe aucune preuve irréfutable selon laquelle le pétrole et ses dérivés seraient la cause directe de cancers. Les études menées sur le sujet ne formulent que des hypothèses et sont dépourvues de données claires et objectives.»


En attendant, l'enlisement de la procédure ne fait pas l'affaire des autres pétroliers intéressés par l'Equateur. Ils ne cessent, en privé, de tempêter contre les effets sur leur business de la stratégie judiciaire du géant américain. Difficile d'imaginer meilleur argument pour ceux qui s'opposent à de nouveaux projets pétroliers que le grand déballage en cours avec le procès Texaco. «Beaucoup de choses ont changé depuis 1992. On exploite maintenant le pétrole en Amazonie comme on le fait offshore. Une plate-forme installée au milieu de la forêt est comme une plate-forme en mer. Son impact sur l'environnement et les populations est quasi inexistant», affirme par exemple René Ortiz, un ancien ministre de l'Energie qui représente les intérêts pétroliers étrangers en Equateur. Et de citer, comme preuve de sa bonne foi, la coopération des 3 000 Indiens Huaorani, qui ont autorisé les activités pétrolières sur leur territoire (en échange, il est vrai, de 1 million de dollars par an).


L'Equateur avait prévu d'ouvrir, dans quelques mois, une nouvelle concession aux confins, cette fois, du Parc national de Yasuni, un site désigné par les Nations unies comme une réserve de biosphère, mais qui cacherait dans ses tréfonds des réserves évaluées à 1,5 milliard de barils. La chute du président Gutierrez a gelé le projet. Pourtant, ce n'est que partie remise. A 50 dollars le baril de pétrole brut, qui résisterait à la tentation?



Post-scriptum
La Cour supérieure de Quito, en Equateur, a émis le 24 juillet un ordre d'incarcération à l'encontre de l'ex-président destitué Lucio Gutierrez, actuellement aux Etats-Unis.

 
Retour à la page précédente
 
© L'EXPRESS